« Certes, on peut penser que l’approche quantitative semble rassurer ceux qui considèrent qu’il faut faire du chiffre, qu’il est nécessaire de pouvoir prendre en compte un très grand nombre d’individus pour les conduire, massivement, vers la réinsertion, vers la normalisation de leurs conduites et, in fine, vers la réintégration d’un modèle de citoyenneté apaisée et propice à une harmonie des liens avec l’environnement.
De ce fait, on se positionne bien souvent à l’opposé, estimant qu’une approche compréhensive de la situation s’opposerait à cette vision froide qu’apporteraient les nombres. La compréhension des conduites amenant progressivement l’éducateur de prévention spécialisée à une posture proche de celle du sociologue qui, derrière les séries, parvient à relier un ensemble de phénomènes individuels à une compréhension plus profonde du monde social dans lequel nous évoluons tous. Promesse intéressante qui est faite aux acteurs de terrain sur une capacité à dégager des significations, de l’intelligence et donc à se rassurer sur le sens de ce qui est fait au quotidien parce que cette approche est censée finir par bénéficier aux usagers eux-mêmes par le biais d’une compréhension qui se diffuse et s’instille par le truchement d’une relation éducative. Il faut vouloir continuer dans cette voie.
Pour autant, le problème, c’est qu’à vouloir essentiellement monter en abstraction, on finit également par oublier que l’action sociale a pour vocation à développer des actions qui touchent le plus grand nombre parce qu’il y a là un pari social, celui d’un travail de terrain dont la qualité de répercussion finit par bouger les fondements de la pauvreté et parfois de l’inertie sociale rencontrée dans les quartiers. Bien sûr, il existe ici et là des initiatives locales, mais l’action éducative de terrain est présente pour rappeler qu’elle est parfois susceptible d’apporter une dynamique décisive.
Or cette action sociale de terrain fondée sur la proximité au quotidien, c’est aussi celle qui décide de prendre à partie des groupes d’adolescents, d’adultes, parce que, derrière cet engagement, il y a la conviction qu’en travaillant sur des formes de conscientisation locale, sur des dynamiques de renforcement de pouvoir, de capacité d’action et d’augmentation des marges de manœuvre, c’est un nombre toujours plus important d’individus qui sont susceptibles de se mobiliser. En fait, de proche en proche, l’action de prévention spécialisée, parce qu’elle fonctionne comme un creuset d’agitation, est à même de s’apparenter à un carrefour par lequel des individus sont susceptibles de se rencontrer et de s’articuler sur des projets. C’est une autre manière de définir l’idée d’un développement social.
Au fond, travailler dans ce secteur, c’est sans doute accepter l’idée qu’il s’agit de toucher du monde, d’intéresser les personnes à leur propre trajectoire, et pas seulement de conduire des petits projets, des petites actions ou l’on va, régulièrement, dire que l’on en a emmené tant et tant à tel endroit ou à tel autre pour leur faire découvrir telle ou telle chose. Faire le pari du qualitatif, c’est dépasser la seule perspective d’une approche compréhensive, non pas parce qu’elle n’est pas pertinente, bien au contraire, mais parce qu’en elle-même, elle doit toujours déboucher sur des actions et sur des dynamiques collectives.
Ainsi, une équipe de prévention spécialisée parce qu’elle aura travaillé sur les différents lieux de socialisation dans lesquels sont impliquées les populations, est à même de confirmer qu’elle mobilise qualitativement et quantitativement. Beau projet, plus facile à dire qu’à faire, mais c’est sans doute à ce prix que l’on parviendra à dépasser de manière fructueuse ce lieu commun d’une opposition en réalité bien artificielle. Si certaines grilles quantitatives nous sont imposées, essayons alors d’en fournir d’autres qui soient plus explicites.
Par chance, il nous reste encore beaucoup de travail. »
Philippe Ropers, Sauvegarde 71, co-auteur avec Pierre Verney, de l’ouvrage
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